LA VIEILLE FEMME GRINCHEUSE

Publié le par Alain Michelet

 

Que vois-tu, toi qui me soignes ?

Qui vois-tu, quand tu me regardes ?

Que penses-tu, quand tu me quittes ?

Et que dis-tu quand tu parles de moi ?

Tu vois plus souvent une vieille femme grincheuse,

un peu folle,

Le regard perdu, qui n’est plus tout à fait là,

qui bave quand elle mange et ne répond jamais

là où tu l’attends.

Qui,

quand tu dis d’une voix forte « essayez encore un peu »

ne semble prêter aucune attention à ce que tu fais,

et ne cesse de perdre ses chaussures et ses bas,

qui docile ou non, te laisse faire à ta guise,

le bain et les repas pour occuper la longue journée grise

c’est cela que tu penses

c’est çà que tu vois !

 

Alors ouvre les yeux, ce n’est pas moi.

 

Je vais te dire enfin qui je suis,

Assise là si tranquille, si gênante.

Me déplaçant à ton ordre, mangeant quand tu le veux.

Capricieuse et impersonnelle,

Trop souvent agaçante à ta vitalité.

 

Je vais te dire qui je suis.

Je suis la dernière de dix, avec un père et une mère ;

Des frères et des sœurs qui s’aimaient entre eux,

Une jeune fille de 16ans, des ailes aux pieds

Rêvant que bientôt elle rencontrera un fiancé ;

Mariée déjà à 20

Mon cœur bondit de joie

Au souvenir des vœux que j’ai fait ce jour-là

J’ai 25 ans maintenant et un enfant à moi

Qui a besoin de moi pour lui construire une maison

Une femme de trente ans, mon enfant grandit vite

Nous sommes liés l’un à l’autre par des liens qui dureront

40 ans bientôt il ne sera plus là

Mais mon homme veille à mes côtés

50ans, à nouveau jouent autour de moi des bébés

Me revoilà avec des enfants, moi et mon bien aimé

Puis voici les jours noirs,

Mon mari meurt.

Je regarde vers le futur en frémissant de peur

Car mes enfants sont tous occupés à élever les leurs

Et je pense aux années et à l’amour que j’ai connus

Je suis vieille maintenant

La nature est cruelle

Qui s’amuse à faire passer la vieillesse pour folie

Mon corps s’en va, la grâce et la force m’abandonnent

Et avec le grand âge il y a maintenant une pierre là où jadis j’eus un cœur

Mais dans cette vieille carcasse la jeune fille demeure

Dont le vieux cœur se gonfle sans relâche

Je me souviens des joies

Je me souviens des peines

Et à nouveau je sens ma vie et j’aime

Je repense aux années trop courtes et trop vite passées

Et j’accepte cette réalité implacable

Que rien ne peut durer.

 

Alors ouvre les yeux, toi qui me soignes et regarde

Non pas la vieille femme grincheuse…

Regarde mieux et tu me verras.
                                                                                            texte écrit par une vieille femme et adressé à son aide-soignante

Publié dans LA VIEILLESSE

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